Fabian Tharin, normal?

Fabian Tharin, normal?

 

 

 

 

 

Fabian Tharin enseigne la musique dans des écoles publiques du Nord vaudoi
s depuis bientôt vingt ans. Le reste de son temps est consacré à ses deux enfants, Léon et Janne, ainsi qu’à l’écriture et la composition de textes, musiques ou chansons qu’il chante ou fait chanter par des amis.

 

 

Et vous,

-Il faisait beau à Noël.

Moi j’empile des souvenirs au fond du lave vaisselle. Elle sait bien que je sais plus. Pourtant je sens encore dans mes pognes des tonnes de petits gants gelés, des rires et des pèles d’ivrognes qui faisaient de la fumée.

-On avait mangé des huitres, tu te rappelles au moins de ça?

Je vois passer sur les vitres ma tête qui se souvient pas. J’hésite entre « ça la blesse » et « elle la joue à l’intox ». On fait glisser des pièces chacun dans son juke box.

Le gros chêne à la fenêtre s’en branle un peu, tout nu. Dans une semaine peut-être, il y aura de la neige dessus. On se raconte au papier de verre tout ce qu’on ne comprend pas. Elle pense de droite à gauche. Moi, je me tais en chinois.

Elle se rappelle de ratures sur des vieilles listes d’achats. Moi je fais gaffe aux tournures de phrases que je lui dis pas. Des fois, ça nous déprime, des fois ça nous rapproche, comme si on était deux victimes d’une même catastrophe.

On lance des bouteilles, pour la forme, dans les flaques. On n’est pas câblés pareil. C’est écrit sur l’emballage.

Le gros chêne à la fenêtre s’en fait pas plus que ça. Les oiseaux sur nos têtes vont balayer tout ça. On fabrique des débauches d’énergie inutile. Elle pense de droite à gauche…

vous vous trouvez

….Putain ce que j’ai aimé ça! A l’époque, je causais pas beaucoup. Les mots me faisaient fuir. Pas que j’eusse craint de ne pas me faire comprendre à travers eux, je m’en foutais comme d’un dimanche. Mais à chaque fois que mon interaction avec le monde passait par eux, j’avais l’impression de tomber d’un arbre. Le cul posé dans l’herbe, je cherchais désespérément à me revoir sur la branche. Comme quand on est tombé d’un rêve, avec le souvenir prégnant d’un goût dans la bouche, mais orphelin de sa sensation. J’étais farouche non par dépit, mais au contraire, par plaisir, farouche par amour pour les branchages, pour éviter la chute, par souci de plénitude, si j’ose.

J’avais intuitivement conscience que l’existence cesse à partir du moment où on descend du véhicule pour l’observer. J’étais heureuse exactement comme j’imagine que peut l’être une ligne blanche au milieu de la route…..

….J’avais 18 ans, j’aimais ma vie comme la mousse sur un mur en pierres de taille aime la sienne, lentement, intensément. Je savais que je n’étais pas de ceux qui descendent du camion. Je n’en concevais ni tristesse ni joie. Je tenais dans mes mains une couverture ondulée à l’intérieur de laquelle un type du double de mon âge avait déposé sa solitude à lui. Je savais que je ne pourrais jamais le comprendre profondément (pas plus que n’importe quel autre d’ailleurs). Tout en ayant l’intuition confuse, puissante que cette impossibilité était en même temps un des seuls lieux de rencontre possible.

« Comme si on était les victimes d’une même catastrophe ».

normal ?

Nicola ne dit rien. On dirait que tout cela est très loin de ses

préoccupations. Je regarde ses cuisses depuis le début.

-Ca te dirait de te faire peindre?

-Je sais pas…Je m’en fous.

-Je veux dire recouvrir de peinture.

-Alors elle a raison Louisa? Vous êtes vraiment cinglé?

-Il y a 20 ans, un soir, Louis a amené un de ses modèles dans son atelier. La fille s’est déshabillée, puis il a commencé à travailler directement sur son corps. Après une petite heure, elle était entièrement recouverte de délimitations à l’intérieur desquelles il avait écrit des numéros. Alors, il m’a filé un vieux magazine pour enfants et est sorti. J’ai colorié la jeune fille selon les indications trouvées à l’intérieur; bleu pour 1, jaune pour 2 et ainsi de suite. C’était chouette, le résultat était joli.

-Et il y a des femmes qui acceptent?

-Pas trop non.

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