Normale, Nadine Richon?

Normale, Nadine Richon?

Nadine Richon est journaliste et écrivain. Rédactrice au service de communication de l’UNIL (depuis 2004). Auteure de Crois-moi, je mens (2014), roman chez Bernard Campiche Editeur. Elle participe au livre collectif publié en 2016 par les Editions du Samovar pour le centenaire du Transsibérien.

Je ne me suis jamais trouvée normale, même aujourd’hui où je dois quand même représenter pour certains une belle tranche de normalité. Je suis fissurée depuis toujours, père suisse, mère brésilienne. Ce n’est pas vraiment une double identité car je ne connais pas le Brésil où je suis née. Arrachée à trois ans au sable de l’océan. Cette mémoire enfantine s’efface au bord du lac Léman. La normalité à laquelle j’aspire alors voudrait que je sois une Suissesse de la tête aux pieds. Je colle à la Suisse et ne supporte aucun interstice entre moi et mon nouveau paysage. Je gomme le Brésil par quantité de petits gestes qui minimisent aussi la présence de ma mère. A l’époque, je ne sais que faire d’une distance qui me désespère en silence. Je n’ai même pas le bon goût d’être Italienne, Espagnole ou Portugaise, comme alors bien des travailleurs sur les routes et les chantiers. Le Brésil ne me sert d’aucun refuge, d’aucune communauté. En même temps je suis totalement protégée de tout risque d’expulsion par ma nationalité suisse.

Ma mère a obtenu le passeport par mariage, automatiquement : en ce temps-là c’était normal. Gamine, je ne profite en rien de mon air quelque peu exotique. On me prend parfois pour une Asiatique, ou alors on souligne ma ressemblance avec Juliette Gréco et, même si je perçois le compliment implicite, cela ne me rassure guère sur mon « épigénétique ». Du côté maternel, j’ignore tout des lointains ancêtres ayant traversé l’Atlantique de Porto à Sao Paulo avec des espoirs de renouveau ; j’ai vaguement entendu dire que du sang indien s’est infiltré dans cette famille. Je me sens pleinement Vaudoise, mais le miroir me renvoie par moments le souvenir fantôme de l’Orénoque-Amazone !

A l’université, une autre distance m’attend. La normalité alors voudrait que je sois fille d’avocat, de médecin, d’agent immobilier ou, disons, d’enseignant. Nous sommes dans les années 80 et les enfants d’ouvriers ne courent pas les bancs de l’académie. En sociologie, mes amis, issus ou non de la bourgeoisie, se positionnent à gauche. Je ne crains plus l’exotisme et j’apprends que si nous sommes toutes et tous ancrés dans une réalité, nous pouvons au prix d’un effort parfois difficile mais toujours fécond élargir l’horizon de la normalité et accroître ainsi nos libertés.

Autre plongeon, à droite cette fois, dans l’univers de la presse écrite. Je vais – avec bien d’autres collègues et pas toujours les plus jeunes – subir fréquemment l’anormalité : celle des hommes régnant sans partage dans les hiérarchies et de certaines femmes trop obéissantes promptes à détester la rebelle improvisée. Un climat de violence symbolique où les puissants vous clouent le bec à la moindre contestation argumentée, mais je me suis également amusée, autant que possible. J’ai persisté avec l’aide de deux ou trois chefs éclairés, alors très connus dans le métier, sans oublier deux femmes inspirées dont les prénoms composés débutaient à l’identique par celui d’une quasi-déesse, Marie. Faut-il saluer encore quelques personnes, ici ou là, qui m’ont laissé faire mon travail sans le démolir, ou serait-ce simplement normal dans un monde normal ?

Tant de subordonnés trouvent évident finalement d’être mal traités, s’habituent à cette anormalité. J’ai eu de la chance, j’ai beaucoup bougé, j’ai appris dans la douleur mais j’ai appris. Mon environnement professionnel me semble aujourd’hui très normal, rassurant, stimulant sans stress inutile. Mais moi je ne serai jamais apaisée en profondeur par une identité claire, une assurance indiscutable, une croyance. Pour finir sur une pirouette cinématographique : nulle n’est parfaite.

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