Normale, Dunia Miralles ?

Normale, Dunia Miralles ?

« Parfois j’aime imaginer que si la cigogne n’avait pas bourdé, ma vie aurait été odieuse. » (MICH-EL-LE, 2016)

 

Née à Neuchâtel, vivant à La Chaux-de-Fonds, Dunia Miralles est auteur-e, metteure en scène et performeuse. Une courte biographie que l’on découvre sur sa page Internet la présente avant tout comme « cumulatrice de paradoxes »[1]. Dans l’un de ses derniers livres, MICH-EL-LE. Une femme d’un autre genre (L’Âge d’Homme, 2016), œuvre qu’elle a également mise en scène, elle raconte l’histoire d’ « un homme comme les autres », pas tout à fait comme les autres :

« Michel est maçon. Au travail, dans la rue, dans son club de tir, il est un homme parmi d’autres, mais dès qu’il est seul, il enfile des vêtements féminins et devient Michelle, une femme qui, pour supporter son incongruence de genre, réinvente son histoire. Mich-el-le déteste les cigognes qui ont déposé son âme de femme dans un corps d’homme, et l’unique L de son prénom masculin. Michelle ne milite pas pour la cause LGBT. Michel ne défend pas la théorie du genre. Mich-el-le se contente de vivre, en transparence, pour se fondre dans la majorité. » (MICH-EL-LE, quatrième de couverture)

J’ai passé quelques heures douces dans une brasserie lausannoise à écouter Dunia Miralles raconter son rapport à LANORMALITE.

 

Le rapport au monde de Dunia Miralles est tout entier traversé par un lien particulier aux normes. Elle avoue se poser sans cesse la question de sa normalité et de celle des autres. Elle ne s’est jamais sentie comme les autres et a d’ailleurs d’abord considéré cela comme un handicap social. Elle aurait parfois eu envie d’être « standard ». Enfant, elle se sentait adulte, n’aimait pas les autres enfants, ne comprenait pas pourquoi ils ne se posaient pas les mêmes questions qu’elle : « Pourquoi se marier pour faire des enfants, par exemple ? » Elle a développé très vite une intolérance radicale au « c’est comme ça ! », qui ne lui suffisait évidemment pas. Mais, enfant sage, obéissante, elle écoutait plus qu’elle ne (se) manifestait : « Je n’aime pas du tout imposer mes idées, je préfère laisser parler les autres des leurs, cela me permet de mieux les observer ». Son expérience scolaire a progressivement induit une révolte sociale : « Il a fallu que je fasse des conneries pour être acceptée ». Et c’est écrire qui lui a permis de s’exprimer, de se faire mieux comprendre surtout, elle qu’on a pu juger « étrange », « bizarre », « rebelle »… Aujourd’hui, elle se contente d’ « être » : « Je trouve très inconfortable de faire de la provocation ; et puis « être » est en soi une provocation ».

Quand on lui demande plus précisément ce qu’elle trouve « normal » chez elle, Dunia Miralles cite le sens de la justice et le respect de la parole donnée, de l’engagement : « Cela m’a valu quelques désappointements or j’ai horreur que l’on essaie de profiter de la valeur que je donne à la parole donnée pour me manipuler !» Mais elle ajoute qu’elle refuse désormais de promettre. Quand on lui demande ce qu’elle trouve à l’inverse « anormal » chez elle, elle rit en se qualifiant d’OTNI – objet terrien non identifié -. Rit aussi en assumant qu’elle refuse qu’on lui impose d’être fidèle : « La fidélité suppose une immobilité, un blocage de l’évolution du soi – bien qu’il puisse, si c’est un choix pleinement assumé et non imposé, évoluer dans la fidélité, mais ce n’est pas le cas du mien -, une fermeture à la vie et au monde que je refuse. » Elle revient à son enfance : « Je lisais l’encyclopédie de bout en bout, donc je savais forcément beaucoup plus de choses que la plupart de mes camarades, je ne supportais pas la violence des autres enfants ». Et l’on pourrait ajouter qu’elle a élevé des rats pendant très longtemps : « Les rats m’ont beaucoup appris, notamment que nous autres, humains, avons exactement le même comportement social. Malgré les dons extraordinaires dont on nous a dotés – notre intelligence, notre capacité d’analyse, notre faculté d’apprentissage, des pouces opposables, etc. – nous sommes restés fondamentalement primaires, or je ne crois pas que l’homo sapiens pourra contrer ses penchants primitifs, pour ne pas dire sa programmation reptilienne. Quand nous nous serons effondrés sur nous-mêmes, le prochain hominidé que Gaïa créera y parviendra peut-être. C’est pourquoi à présent, grâce aux rats, je commence à beaucoup pardonner à l’être humain. Parce que je ne crois pas que la sagesse, la fraternité, la non-violence, puissent devenir une réalité pour notre espèce. »

Dunia Miralles a « une vraie personnalité ». Cette expression que l’auteure utilise notamment dans Mich-el-le symbolise pour elle la capacité de rester soi-même, de ne pas se conformer aux règles établies si elles ne conviennent pas, tout en respectant la liberté de l’autre : « Nous sommes des animaux sociaux, c’est un peu compliqué de concilier tout ça évidemment. « Avoir une vraie personnalité », de son point de vue, c’est « “être” sans se brimer, échapper aux attentes, aux projections, être aussi libre que possible, sans faire de tort autour de soi ».  Elle est « le rat indépendant » : « Je vis avec le groupe sans être un souffre-douleur ni le bon copain du dominant. »

Le rapport au monde de Dunia Miralles est également tout entier traversé par un rapport particulier aux mots. Elle a d’abord parlé l’espagnol, n’a commencé à apprendre le français qu’à 6 ans. Elle évoque les « faux amis » et les « petits arrangements » que suppose le passage d’une langue à l’autre. Enfant, elle se servait d’un langage très élaboré, qui suscitait incompréhension ou moqueries. L’envie d’écrire lui est venue vers 8-9 ans, de son plaisir de lire. Elle n’a jamais prononcé de gros mots avant la 7e primaire, a découvert San Antonio à 19 ans. Adolescente, elle a développé un attrait pour la littérature du 19e siècle, la « vraie » littérature. Elle se définit comme une néo-romantique naturaliste.

C’est un rapport charnel que l’auteur entretient avec les mots : « Je suis une gratteuse, je ne relis jamais mes textes quand ils sont publiés, sinon j’y trouve des mots de trop, des mots à changer, des paragraphes à réécrire. Je pourrais réécrire 85 fois le même livre !» Elle essaie de retrouver la sonorité du castillan en français : « Je recherche la vibration de ma langue maternelle ». Pour elle, la langue castillane est plus forte pour véhiculer des sentiments (d’amour, de détresse, de haine ou de joie), elle est plus pénétrante que le français, plus retenu : « Il est plus facile d’être un comédien qui joue en castillan qu’un comédien qui joue en français. » Pour Dunia Miralles, une langue est faite pour évoluer; elle s’amuse avec la diversité des langues, des registres qui nourrissent chaque langue : « J’aime beaucoup, par exemple, mettre le mot “désappointé” avec le mot “con”. » Elle s’adapte à ses interlocuteurs plus qu’elle ne leur demande de s’adapter. Si elle déplore les figements normatifs – « le bon français est peut-être un mauvais pli » – elle confesse néanmoins qu’elle résiste au langage SMS, aux abréviations, et que certaines fautes d’orthographe égratignent ses yeux : « Mais peut-être qu’on pourrait écrire “monsieur” “m”, “e”, deux “s” etc. »

Le corps semble un matériau proche des mots pour Dunia Miralles. Quand on lui pose la question de son rapport à la peau – elle est tatouée, elle parle d’ « emballage » dans Mich-el-le, il est question de « lacération » dans Swiss Trash – elle commence par citer et traduire un dicton espagnol, « La mancha verde con la morada se quita », « La tache verte s’enlève avec une tache couleur de mûre ». Elle liste ensuite des manières anarchiques de gérer organiquement des douleurs, comme l’alcool, l’automutilation, le piercing, le BDSM, ou le tatouage : « Quand on a une souffrance psychique, je pense que faire quelque chose avec le corps permet de la gérer ; la douleur physique contrôlée peut élever la conscience : Mich-el-le survit à son envie de mourir grâce au BDSM. » Elle formule surtout cet agacement : « Ça m’a toujours énervée de ne pas pouvoir sortir de cette enveloppe ! »

Les réflexions de l’auteure sur le corps sont indissociables de sa perpétuelle déstabilisation des normes de genre et sexuelles. Dunia Miralles se dit dans les mots de son « amant de cœur », « féminine avec des revendications viriles », plus « femelle » que « femme » dans la mesure où « être une femme » suppose socialement une quantité d’attitudes et d’aspirations par lesquelles elle ne se sent pas concernée dans son intimité, dans son moi profond, que ces attitudes soient imposées par une vision réactionnaire de la femme ou par une vision féministe : « Mais je me suis toujours définie en tant que femme, absolument pas en tant qu’homme ». Elle se déclare par ailleurs pansexuelle : « Je suis bisexuelle depuis un âge où je ne pouvais pas même soupçonner que ce mot puisse exister, et j’ai vécu en tant que telle dès mon entrée dans la sexualité, mais il y a quelques années j’ai découvert d’autres horizons qui à présent font intégralement partie de mon quotidien. » En termes d’assignations de genre, elle n’a jamais supporté que l’on considère que les femmes ne sont pas autorisées à faire telle ou telle chose « à cause » de leur sexe, comme des grimaces, lorsqu’elles sont petites filles. Elle n’a jamais davantage compris pourquoi elle n’avait pas les mêmes droits que les hommes, ni pourquoi la virginité avait une « valeur ». Elle comprend « culturellement » pourquoi on en est arrivé là, mais intrinsèquement considère cela totalement injuste et injustifié.

Mich-el-le, ce n’est ni Dunia Miralles, ni une part d’elle fantasmée, ni une part d’elle évacuée. Mich-el-le, c’est une somme d’ « autruis significatifs », dont un en particulier – une transgenre réellement rencontrée – vivant dans une peau-prison. L’auteure a matérialisé graphiquement cette identité clivée, en reconfiguration : « Mich-el-le, c’est une fragmentation, un féminin composé de deux masculins, « le », et « el », « il-celui-le-lui » en espagnol, suivant l’accentuation. Les tirets montrent également que Michelle est divisée tout en ayant une symétrie axiale qui donne de la place au ELLE grâce à des traits d’union. » Pour Dunia Miralles, il faudrait idéalement pouvoir tout écrire au masculin, non parce que le masculin est le genre universel, mais au contraire parce que c’est le genre « simple », le masculin ne serait alors plus le masculin mais le neutre. Elle explique avec véhémence pourquoi « il faudrait liquider le féminin » : « En tant qu’auteur et auteure – je féminise ou non selon mon humeur ! -, je déteste l’idée de justification que je n’arrive pas à détacher de la féminisation des noms. Quand une femme écrit, elle doit toujours – comme pour tout – justifier ses choix, surtout lorsqu’on entre, comme moi, dans les terrains de la violence, des addictions, du rapport au corps. Si l’on choisit d’écrire au masculin, les personnes qui se battent pour la féminisation du français nous soupçonnent d’être sous le joug du patriarcat, et si l’on choisit d’écrire au féminin les personnes qui sont contre la féminisation du français nous étrillent avec des règles d’un supposément bon français (un bon français de quelle époque s’il vous plaît ? Parce que jusqu’au moyen-âge la féminisation était la règle) sans pouvoir s’empêcher de nous assener leur point de vue sur la laideur visuelle et auditive de la féminisation, parce que le féminin c’est forcément laid, hein ?! Et tout cela m’ennuie, parce que j’ai choisi d’écrire pour être libre de raconter des histoires à ma guise, selon ma vision du monde et mes sentiments du moment, avec un rythme et un style qui sont les miens, selon ma conception de la beauté ou de la laideur, pas pour me focaliser sur des règles ni pour militer mot par mot. Pour moi écrire doit rester un flux coulant de liberté, pas une série de contraintes grammaticales liées à l’entrejambe ou au genre officiel ou ressenti. D’ailleurs, une fois de plus, demandera-t-on à un homme pourquoi il choisit d’écrire comme ci plutôt que comme ça, lui reprochera-t-on d’avoir choisi un sujet, ou un style plutôt qu’un autre ? Hormis s’il féminise le français, naturellement». Dunia Miralles a toujours voulu être écrivain, comme Maupassant : « L’écriture féminine m’ennuie ! Ce n’est pas l’écriture en elle-même qui m’ennuie, mais les concepts qui une fois de plus enferment les femmes_ cinéma féminin, littérature féminine, BD féminine, etc. On crée et c’est tout ! Comme on l’a toujours fait et comme on continuera de le faire. L’être humain est créatif quel que soit son genre. Parle-t-on de cinéma masculin ou de littérature masculine, hormis si c’est du porno ? »

Et le féminisme dans tout ça ? Dunia Miralles admire le travail fait par les pionnières : « Je bénéficie largement du travail et de l’engagement des femmes qui se battent pour l’égalité, j’admire cela. » Mais elle n’est pas une militante : « Je me contente d’être une observatrice de la vie d’autant que je suis incapable aussi bien de m’adapter à une majorité, d’en adopter globalement l’idée, fût-elle d’une association de huit personnes, que de fonctionner dans un groupe. Je suis féministe dans le sens où je fais ce que je veux de mon corps parce qu’il m’appartient, d’autant que le jour où il ira à la tombe, il ira seul. C’est pourquoi je prends les décisions le concernant seule, sans tenir compte de l’avis de mes proches ou d’un clan, quel que soit ce clan. »

[1] http://www.dunia-miralles.info/presse/pour-les-medias/mini-bio-perso/

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