Alice enfant

Alice enfant

J’ai beaucoup voyagé au fond de mon lit. J’emportais pour survivre des sucres que j’allais voler dans la cuisine et que je cachais sous mon traversin (ça grattait…). La peur – la terreur, même – était toujours présente, malgré la protection des couvertures et de l’oreiller. (Georges Perec, Espèces d’espace)

 

Les hommes baisent Alice adulte, l’humilient enfant. Alice enfant est encore là. Elle a encore peur. Peur de ne plus briller assez pour qu’on la voie (et si je ne savais plus rien à la rentrée, et si je n’étais plus la première de la classe). Elle a peur des cris. Elle se met en boule, elle colle son oreille contre la porte, elle sent quand ça va commencer, elle prie pour que ça s’arrête. Elle a peur que si maman crie trop fort, papa parte pour toujours. Elle a la boule dans le ventre quand elle le cherche dehors avec maman. Elle sent que maman n’arrive pas à vivre avec lui, ni sans lui. Elle pleure souvent, elle se blottit contre son chien, elle lui raconte tout (tu me comprends toi). Elle a peur de ne plus suffire. Elle a peur de ce qui va lui arriver malgré elle (tu pourras bien faire ce que tu veux, tu finiras comme moi). Elle cache des biscuits dans son lit, des biscuits de Noël (juste un de chaque). Elle les mange par petits bouts, le meilleur pour la fin, celui au chocolat. Elle n’aime pas celui à la cannelle, mais elle le trouve intéressant, elle le mange en avant-dernier. Elle a tout le temps mal au ventre. Ça la prend à l’école, au restaurant, dans son lit. Elle a besoin qu’un médecin la rassure. Elle se demande sans cesse ce qui va arriver « si ». Elle croit aux promesses de papa (juré sur ta tête, je rentre ce soir). Elle y croit chaque soir. Elle se demande ce que papa fait dehors. Elle a le cœur qui tape si fort quand elle a peur. Elle prie parfois, devant la fenêtre de sa chambre, pour que papa revienne. Elle a toujours peur des conséquences, si maman crie trop fort, papa ne rentrera pas. Alice a peur pour maman. Elle a peur de mourir sans maman. Elle ne sait pas comment avoir des amis. Elle doit être jolie (tu ne vas pas aller au marché comme ça quand même). Elle rêve de lâcher ses cheveux. Elle n’ose pas davantage lâcher ses mots de peur que tout soit pire. Elle écrit souvent, dialogue avec quelque chose en elle qui prend toute la place mais ne trouve pas la sienne. Elle rejette le désir. Elle rêve de l’amour qui sauve. Elle croit le trouver un après-midi dans un café. Elle ressent l’élan (à bientôt peut-être). Il la voit. Elle vit, elle danse, elle aime, elle apprend son corps, elle part en vacances. Mais elle est se divise. Ne pas laisser maman (tu m’appelles dès que tu arrives). Et lui est déjà libre. Il part pour six mois. Elle ne partira plus de chez maman. Elle fait un régime. Elle est forte, elle ne mange qu’un petit pâté à la viande et un yaourt. Puis elle ne mange plus que la moitié du pâté. Elle laisse aussi le yaourt. Elle remplit quand même son assiette mais elle jette tout discrètement. Ne plus gonfler. Elle ne boit plus que du lait. Elle mincit. Papa le remarque. Elle nie. Il n’avait qu’à voir le reste. Elle est fière. Elle s’est détachée. Elle ne veut pas attendre un amour comme elle attend papa. Elle est maigre. Elle fait un peu honte à maman (mets un pull au moins). Alice a un peu moins peur, elle ne se voit plus. Alice a un peu plus peur, elle voit son squelette glacé dans une baignoire brûlante.

Submit a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *