Normal, Thierry Herman?

Normal, Thierry Herman?

Thierry Herman est maître d’enseignement et de recherche en rhétorique et écriture académique (universités de Lausanne et de Neuchâtel). Et on peut notamment le lire ici : http://www.thierryherman.ch.

Il est sans doute… normal, en tant qu’universitaire, que je fasse d’abord une distinction que j’espère moins pédante qu’enrichissante. Ma réflexion s’appuiera en effet sur le rapport entre deux types de normes: les prescriptives, qui intiment un devoir faire et conduisent à sanctionner tout écart ; et les régulatrices, celles qui innervent implicitement un milieu social, qui déterminent des manières de faire, de stéréotypes, des horizons d’attente et ce que les ethnométhodologues appellent des « allants de soi » ou ce qu’on pourrait appeler des évidences comportementales ou discursives. On peut estimer, je pense, et sans être sociologue, que les normes régulatrices d’aujourd’hui se figent et deviennent les normes prescriptives de demain. S’abstenir de fumer dans des lieux publics est par exemple devenu tellement « évident » que des lois décrétant l’interdiction d’un tel comportement couronnent une pratique devenue minoritaire et observée avec une hostilité croissante. Lorsqu’un dictionnaire de langue admet un nouveau mot, il opère également un travail de vitrification de la norme régulatrice en figeant, pour une certaine période au moins, une norme devenue prescriptive : on a désormais le droit d’utiliser ce mot dans une partie de Scrabble…

Je n’ai pas trop de problèmes avec les normes prescriptives. Parce qu’elles sont tangibles : on les trouve dans des lois, des règlements, des grammaires, des engagements, des serments… Les critiquer est parfois difficile, conduit éventuellement à s’exposer à une levée de boucliers, mais c’est possible. On peut estimer une loi obsolète, distinguer entre sa lettre et son esprit, considérer son excès, la comparer avec des lois d’une autre société, etc. Les violer, on le sait, entraine des conséquences et la sanction, plus ou moins prévisible, nous est notifiée le cas échéant. Les choses sont donc claires.

Les normes régulatrices, elles, sont bien moins visibles. Elles demandent de l’expérience pour les saisir et, bien souvent, elles sont intégrées sans même que l’on ne perçoive le processus d’intégration. « On a toujours fait comme ça », « C’est comme ça que ça se fait » ou « Parce que c’est comme ça » sont autant d’énoncés qui forment des indices de normes régulatrices intégrées et non questionnées. Des règles tellement évidentes et structurantes que les mettre en question ou les critiquer est vu comme une menace et non comme une source de renouvellement potentiel. Les violer est tout aussi complexe : d’abord, on ne se rend pas forcément compte du fait même que l’on a violé une règle implicite; ensuite, la sanction n’étant ni codifiée ni institutionnalisée, elle ne nous est pas forcément notifiée et on en ignore parfois la teneur. Quand on se demande pourquoi on n’a pas reçu de réaction à un message envoyé, à quel moment formule-t-on l’hypothèse que l’on a blessé le destinataire par telle ou telle tournure ?

Avant de critiquer ou de violer de telles normes, il faut encore pouvoir les évaluer et évaluer leur place dans leur trajet vers la prescription. Or, c’est d’une difficulté insondable pour trois raisons. La première est que la norme régulatrice, le plus souvent implicite, est variable en fonction du contexte. La deuxième est que chaque être humain peut mettre le curseur entre régulation et prescription à un autre endroit. S’écarter d’une telle norme est possible pour l’un, scandaleux pour l’autre ; véniel pour l’un, répréhensible pour l’autre. La troisième est que chaque être humain a sa vision de la réalité qu’il juge bien souvent être la réalité. Imaginons un étudiant à l’Université estimant qu’un professeur qui s’écrie « Putain ! » dans un cours a commis un écart de langage intolérable, à quel point va-t-il considérer que ce jugement se forme à l’identique auprès de ses camarades de classe, à quel point c’est une « évidence » partagée ? Bien souvent – je l’observe dans mes travaux relatifs à l’argumentation – l’évaluation personnelle aime se généraliser ou se collectiviser. Autrement dit, on préférera dire, non seulement en présupposant une norme – plus prescriptive que régulatrice -, mais en s’appuyant en outre sur elle, « C’est intolérable » plutôt que « Je trouve cela intolérable ».

D’un point de vue rhétorique, qui est mon dada académique, la question de l’état de partage d’une norme régulatrice comme de l’état de cristallisation de celle-ci dans un processus de figement vers la prescription est un objet central pour tout orateur se préparant à discourir. L’adaptation du propos à l’auditoire implique de percevoir l’état et la force d’une norme régulatrice pour augmenter l’efficacité du discours et arriver plus facilement à ses fins. Plus spécifiquement, c’est ce que la rhétorique appelle le prepon en grec ou le decorum, en latin, à savoir le sens de la convenance, le « parler comme il faut ». Qu’est-il convenable de dire en telle situation et face à tel public ? Avec le kaïros, c’est-à-dire le sens du moment favorable, le decorum n’est pas vraiment théorisable et procède plus d’un sentiment diffus que d’une analyse scientifique. On sait qu’il est déterminant, car toutes les arguties et autres habiletés rhétoriques que l’on peut déployer sont de vaines gesticulations si l’auditoire est froissé. Mais on ne sait pas l’analyser ou on n’aurait pas le temps nécessaire pour le faire. Les êtres humains me paraissent assez inégaux par rapport à une telle capacité. Malgré la complexité de la chose, les incertitudes et les écueils mentionnés plus haut, il est frappant de voir que la question de saisir les normes régulatrices d’un milieu social reste déterminante. Combien de fois un adolescent ne se pose-t-il pas la question : « suis-je normal ? ».

Mais ce qui m’intéresse le plus avec une telle interrogation, c’est moins la réponse que la question elle-même. Car la poser, c’est présupposer deux trucs : 1. Il est pertinent que je me pose une telle question ; 2. Il y a un problème. Sur le premier point, disons que se demander « suis-je normal en volant dans les magasins ? » relève plus de la psychiatrie et n’est donc pas pertinent; on se pose la question de la normalité par rapport à ce que l’on devrait idéalement faire et non par rapport à ce qu’on a l’obligation de faire. Autrement dit, poser cette question implique un rapport à des normes régulatrices et non à des normes prescriptives d’un milieu social. A l’inverse, si on a parfaitement intégré les normes sociales, si on nage comme un poisson dans l’eau de la normalité majoritaire, se demander si « on est normal » n’est pas non plus pertinent : l’évidence partagée, l’état d’invisibilité ou plutôt d’indistinction dans lequel je me situe en tant que personne normale noie ce type de questionnement ; si je suis aussi normal que mon voisin, je n’ai pas à me demander si je suis normal. Et donc, c’est mon deuxième point, se poser une telle question, c’est déjà répondre par la négative. C’est percevoir une forme de décalage problématique par rapport à la norme et se demander comment gérer un tel décalage. En somme, se demander si on est normal, c’est d’abord se demander si on peut assumer son anormalité et jusqu’où l’on se plie ou l’on résiste face à la pression de la normalité telle qu’on la perçoit.

Pour moi, la normalité est un trou noir. Si je me fie à mes maigres connaissances astrophysiques en effet, le trou noir se distingue par sa force d’attraction et de disparition : il attire des masses à lui, mais la lumière ne peut y échapper. La normalité possède également cette force d’attraction que de disparition. Se demander si je suis normal, cela peut traduire, en certains contextes, par une forme de malaise par rapport à l’aspiration, à la volonté farouche voire à la nécessité et à la pression sociale d’être dans la norme. Or, cette norme que l’on cherche tant à intégrer, ces défauts ou ces décalages que l’on veut gommer, reviennent à devenir invisible en tant qu’individu. On disparait au profit d’un collectif réel ou fantasmé. Il existe, je pense, un réel bonheur à ne pas se démarquer, à ne pas être la tête qui dépasse. Mais cette quête de la normalité n’est pas sans effet boomerang. De la convenance au conformisme, il n’y a parfois qu’une nuance de regard. « Est-ce que je suis normal ? » est une question potentiellement douloureuse lorsqu’elle traduit cette interrogation : les choix de notre passé, ceux qui nous ont permis d’intégrer la norme, étaient-ils bien les nôtres ou ceux des autres ? Et son corollaire : puis-je continuer à faire illusion de normalité ?

La normalité a beaucoup d’avantages, dont le moindre n’est pas celui du nombre. On ne compte plus les élections ou autres nominations dans lesquelles l’heureux élu n’est ni le meilleur ni le plus original, mais celui qui heurte le moins les convenances, qui recueille le moins d’avis négatifs. La norme finit ainsi par entretenir la norme. Jusqu’où la reproduction d’un tel comportement peut-elle être mortifère ? A quel point a-t-on étouffé des talents ? On pourrait rétorquer, d’un autre côté, que, dans le domaine artistique, on a le phénomène inverse et avoir l’impression que la construction d’une singularité ou d’une anormalité, pour l’artiste souhaitant être reconnu, consiste à se dissocier de toute norme. Mais, finalement, n’est-ce pas une autre forme de norme régulatrice que de s’attacher à défier les normes pour être reconnu(e) comme artiste ?

Là où je m’inquiète le plus des normes, c’est lorsqu’elles évoluent et établissent un nouveau standard. La norme engloutit son dépassement : la performance d’hier devient la norme de demain. L’obligation de se dépasser et de dépasser la norme est en fait déjà une norme en soi et pousse tant au stress de toujours devoir faire mieux qu’à d’éventuelles tricheries pour réussir à aller au-delà des attentes. Dans le domaine sportif, par exemple, le record de la moyenne du Tour de France avait été battu en 1948 avec 33,404 km/h. Lance Armstrong, en 2005, en était à 41,604 km/h. Bien entendu, la technique a fait évoluer la norme, mais se distinguer des autres, qui ont les mêmes moyens techniques, demande parfois à tutoyer les limites de ce que le corps peut endurer. La normalité de certaines normes paraît dès lors parfois irrationnelle : il est normal qu’un mannequin de mode soit maigre au point de mettre sa vie en danger ; il est normal qu’un cadre supérieur bosse plus de 60 heures par semaine au point de mettre sa santé psychique et sa vie familiale en danger ; il est normal qu’en tant que magasin de mode, la clientèle attende de pouvoir acheter des habits à trois francs six sous alors que de tels prix impliquent des conditions de travail épouvantables pour les producteurs de tels habits. La banalisation des normes endort. Les corollaires de telles normes irrationnelles sont passés sous silence.

Dans le domaine académique que je fréquente, il était normal, il y a trente ou quarante ans, d’obtenir un poste de professeur ordinaire après avoir écrit une thèse. Aujourd’hui, il faut avoir publié deux livres, écrit plusieurs articles dans des revues prestigieuses avec révision par des pairs, obtenu des bourses de recherche, avoir effectué un séjour à l’étranger, publier en anglais pour espérer un tel poste. Et encore… Le niveau d’exigence est tel que la plupart des doctorants que je fréquente actuellement n’ont plus l’ambition d’une carrière académique. Bien sûr, le fait que les candidats soient de plus en plus nombreux implique d’une certaine manière que la norme se déplace vers toujours plus d’exigences. Mais comme ces normes sont régulatrices, rien ne les contrôle vraiment : le risque qu’elles font peser sur l’équilibre humain ou sur la santé physique et psychique échappe à toute juridiction.

On peut me rétorquer qu’il existe parfois des normes qui s’ajustent vers moins d’exigences. Je pense en particulier à l’orthographe. Le niveau orthographique baissant réellement, le regard social que l’on porte sur les fautes est sans doute un peu moins stigmatisant. Mais cela dépend des contextes. Et, pour beaucoup, la norme ultra-sélective d’hier sur l’orthographe est toujours celle que l’on trouve normale aujourd’hui. Lorsque la norme baisse, le manque d’uniformité sociale ou d’accord sur la nécessité de baisser les exigences est peut-être tout aussi complexe à gérer.

J’avoue mon inquiétude et mon sentiment d’impuissance devant cette question : que faire quand la norme n’a en fait plus rien de normal ? Est-il par exemple normal, quand j’envoie un e-mail, de recevoir une réponse en moins de 6 heures ? Non. Et pourtant, n’est-ce pas ce que j’attends ? La société entière ne devient-elle pas malade à force de considérer de réelles performances comme des normes, voire des acquis ? Et si, comme je le pense, c’est le cas, ce processus ne broie-t-il pas l’humain au passage ?

Concluons sur une note personnelle un peu plus légère. Est-ce que je me trouve normal ? Non, évidemment. Car cela me semble être la seule posture pour exister, mais aussi pour résister à la perversion des « normes anormales » que je viens de décrire. En revanche, je pense (et je crains) que mes connaissances me considèrent comme désespérément normal. Et donc une question devient brûlante pour moi : si je ne me trouve pas normal, est-ce que je suis devenu assez adulte pour l’assumer ? Peut-être que non.

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