Hystéries ordinaires?

« Hystéries ordinaires? Drôle de titre pour un blog de linguiste ! », m’ont lancé quelques proches, le sourcil fort sceptiquement froncé.

L’hystérie désigne, en substance, une névrose d’expression psychique et affective, se manifestant par un ensemble de troubles fonctionnels. Du grec « hustera », l’hystérie est par ailleurs originellement sexuée, décrite comme un accès d’érotisme morbide féminin :

Chez les femmes […], ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l’origine des femmes et de tout le sexe féminin. (Platon, Timée)

L’adjectif  « ordinaire » qualifie pour sa part ce qui est conforme au « bon » ordre des choses, ce qui est coutumier, conventionnel, ou convenu.

« Hystéries ordinaires », drôle de titre pour un blog de linguiste? Oui, certes. Mais il fallait ce presque oxymore pour faire tenir ensemble et converser deux motivations a priori « contraires ». Premièrement, une effervescence épidermique – une manière « hystérique » de saisir la vie, par spasmes – exaltations et exaspérations. Deuxièmement, un attrait obsédant pour l’ordinaire, l’ envie d’embrasser le dessein de George Perec, donner « aux choses communes » langue et sens:

Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. (« Approches de quoi? », L’infra-ordinaire, 1989)

Ce blog est un espace où « brusquer » le banal. Il conjugue trois élans: penser entre les discoursbousculer les évidencesrésister.

Penser entre les discours, c’est observer les discours (journalistiques, publicitaires, politiques, artistiques), les saisir dans leur matérialité, les analyser, les interpréter, puis les faire résonner entre eux pour cerner les imaginaires sociaux au milieu desquels nous naviguons et façonnons nos identités:

L’intérêt de l’analyse de discours […] c’est de rendre compte des origines, circulations, reprises, modifications et effets des discours dans les espaces sociaux. Les discours en effet, ne sont pas seulement des suites de mots et de phrases, mais constituent des lieux où se définissent les normes et les valeurs, les prescriptions et les interdits, les goûts et les dégoûts, les qualités et les défauts, les identités, les légitimités, les gloires et les hontes. (Marie-Anne Paveau, Le discours pornographique, 2014)

Bousculer les évidences, c’est « dévoiler », « dé-naturaliser » et « re-politiser » (ancrer historiquement, socialement, culturellement) ce que nous tenons, à tort, pour universel et certain. Bousculer les évidences, c’est aussi, pour reprendre la métaphore organique de Jean Dubuffet, se choisir une « nourriture » propre:

Il n’y a de vigoureuse sécrétion mentale qu’à partir de s’alimenter aux crudités de la vie personnelle journalière. On fera bien de ne s’approcher qu’en rare occasion, à titre exceptionnel, en toute conscience du risque et prêt à s’en défendre, d’aliments par d’autres déjà digérés. (Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, 1968)

Résister, c’est ne plus « se laisser dire et faire » par les mots et les images, c’est les relire ou les revoir dans leur complexité, les réinvestir, et s’offrir ainsi la liberté de se soustraire aux diverses épidémies normatives, vigoureusement déplorées notamment, il y a cinquante ans déjà, par Umberto Eco :

Des maladies sociales telles que le conformisme et l’hétéro-direction, l’esprit grégaire et la « massification », sont le fruit d’une acquisition passive des standards de compréhension et de jugement identifiés à la « bonne forme » en morale comme en politique, en diététique comme dans le domaine de la mode, au niveau des goûts esthétiques comme à celui des principes d’éducation. Les persuasions occultes et les excitations subliminales de toute espèce, dans le champ politique comme dans celui de la publicité commerciale, conduisent à l’acquisition passive de « bonnes formes » dans la redondance desquelles l’homme moyen se repose sans effort. (L’œuvre ouverte, 1965)

Ces trois élans, penser entre les discours, bousculer les évidences et résister, sont fédérés par un credo, dont j’emprunte la formulation au linguiste Patrick Charaudeau: le rôle premier d’analyste des discours est de « tenter de comprendre et d’expliquer comment fonctionne la machine à fabriquer du sens social » afin de « propose[r] des interprétations pour les mettre sur la table du débat social » (Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, 2005).

S’exprimeront sur ce blog des hystéries hétéroclites et contrastées: des a-normalités, discours questionnant à proprement parler « l’ordinaire », le « normal »; des consonances, discours congruents à mes « humeurs » ou préoccupations; des résistances, discours grinçants, dissonants ; des in-définitions, mots « extra-ordinaires », délicats ou sauvages ; des enLivrements, abandons à des lectures heureuses ; des connexions, liens vers des « alliés »; des décalages, points de vue invités.

S’exprimeront aussi sur ce blog, elles sont attendues, vos hystéries ordinaires.